

article : "Colères masquées"
Ma pratique d’intervenant en thérapie sociale me fait fréquenter de nombreux professionnels de différents secteurs en vue d’améliorer leur situation individuelle, collective et institutionnelle.
Au cours de mes interventions je suis témoin d’expressions variées de la colère dont voici quelques exemples :
Lors d’une formation sur site, Hugo, éducateur spécialisé auprès de mineurs délinquants placés en internat, exprime avec énergie un point de vue selon lequel ils n’ont pas les moyens de travailler. Il reçoit très vite l’approbation de ses collègues présents.
Il affirme qu’ils font du bon boulot avec ces jeunes mais que le problème vient d’en haut. « Nous ne sommes pas soutenus, il y a un fossé entre la direction et nous. C’est le nouveau profil de nos chefs, ce ne sont que des gestionnaires ! Ils ont peur des jeunes et des politiques ».
Il y a bien une colère dans les propos d’Hugo, mais au départ de notre travail, elle prend la forme d’une plainte ou d’une dénonciation. Ce qu’il n’arrive pas à faire suffisamment avec sa direction dans les moments où il ne se sent pas soutenu ou reconnu, l’incite à considérer avec mépris ses chefs « gestionnaires et peureux ».
Sa colère s’exprime ici à raison : il a des choses à dire, il n’y a pas de risque (ses chefs n’étant pas présents) et il a déjà connaissance de l’adhésion de ses pairs à cette vision.
Je suppose aussi que ces éducateurs peuvent vivre des moments difficiles avec les jeunes dont ils ont la charge et que leur colère et mépris à l’égard de la direction qui doivent être entendus, peuvent leur permettre de ne pas parler de leurs difficultés dans leurs pratiques, des colères et mépris des jeunes à leur égard, et entre eux.
Dans un autre contexte, Damien est formateur en travail social et se dit énervé par « ces stagiaires qui ne s’intéressent à rien ». « On leur propose des interventions de qualité, on se mobilise pour eux mais ils sont blasés de tout. C’est la jeunesse d’aujourd’hui, la culture du zapping, plus intéressée par ce qui se passe sur facebook que par la philosophie ou l’anthropologie, c’est une réalité ! ».
Damien, tout comme Hugo précédemment, exprime une insatisfaction par rapport à sa pratique, sa mission et ses résultats. La répétition de sa confrontation à des stagiaires qui lui paraissent peu mobilisés par les questions sociales et leur compréhension l’épuise.
Il ne se sent pas suffisamment reconnu dans ce qu’il est et ce qu’il met en place dans le cadre de la formation. Il nomme sa fatigue, son agacement et son bouc-émissaire, seul responsable de sa difficulté : la jeunesse et sa culture.
Au cours de notre travail, Il identifie nombre de situations où il aurait légitimement pu se mettre en colère et dire son désaccord concernant les comportements de certains stagiaires.
Il voit ce qu’il met en place : lorsque des personnes l’agacent, le mettent en colère ou qu’il ne se sent pas considéré, il a pris l’habitude de ne pas dire, de porter le masque du formateur motivé et compétent que rien n’atteint. Mais au fond, il reconnait se démobiliser, au risque de généraliser son jugement à tous les stagiaires. Sur ce point, il ressemble étrangement à ses stagiaires qui se démobilisent au risque de généraliser cette attitude à tous les cours et qui agissent ainsi certainement parce qu’ils ont pris l’habitude de ne pas interroger, de ne pas dire ce qui ne leur convient pas, leurs colères et portent leurs masques (d’indifférents, d’insouciants, de bons élèves, etc.).
Aux colères non exprimées, interdites dirais-je, Damien donne la forme d’une fatigue. Par là il réussit à vivre les moments difficiles en supposant ne pas se faire mal, mais faisant cela il méprise son besoin et s’empêche de « faire grandir » ses stagiaires et lui-même dans leurs questionnement et responsabilités.
Cette colère de l’éducateur partagée avec ses pairs, ou celle du formateur à laquelle sont susceptibles d’adhérer ses semblables, nous permettent de saisir que la colère et les comportements qu’elle induit peuvent trouver écho dans des collectifs (familiaux, amicaux, de travail, associatif, politique) voire des sociétés toute entière.
Ces colères individuelles puis collectives non situées sont le terreau des oppositions, des affrontements et des guerres. Elles ont pourtant bien souvent une légitimité, mais celle-ci n’est pas vérifiée ou confrontée suffisamment avec l’autre concerné. Elle peut se transformer alors en combat idéologique.
Il y a alors la colère des vertueux qui est rarement vue et qui pourtant est bien souvent le ressort de leur engagement.
Certains sont engagés dans des associations humanitaires, solidaires et des mouvements humanistes. Ils se battent contre l’individualisme, le capitalisme, l’égoïsme social.
D’autres vertueux sont eux engagés dans la défense de la liberté individuelle, de la libre expression, de la liberté d’entreprendre et combattent tout ce qui empêche celles-ci.
D’autres se posent comme les défenseurs de la nation, de son histoire, de sa culture et luttent contre les envahisseurs, les étrangers voire tous ceux qui ne sont ou ne font pas comme eux.
D’autres encore participent à la défense de la laïcité, estimant qu’elle est en danger. Ils sont eux en colère dès que quelqu’un, un mouvement d’idées ou un événement vient interroger ou bousculer ce principe.
D’autres groupes vertueux fondés sur une appartenance et une vision religieuse se nourrissent de cette opposition et organisent leurs propagandes internes contre ces derniers.
Les personnes qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes colères coopèrent aisément entre semblables. Mais lorsqu’il s’agit de travailler avec d’autres qui n’adhèrent pas, voire qui sont antagonistes, cela se complexifie.
Pour autant tous ces gens, tous ces groupes doivent vivre et travailler ensemble.
Nos colères sont souvent le résultat de déception. Elles guident nos engagements dans leur part positive. Mais elles sont souvent masquées, du fait qu’elles nous mobilisent contre d’autres. Elles nous limitent dans nos actions et nous empêchent très souvent d’atteindre nos objectifs au sens où elles nous poussent à mépriser d’autres voire à les haïr de façon dissimulée ou affichée, là où nous aurions besoin de coopération.
En ce sens, il peut être difficile mais au combien utile de voir ses colères, d’en trouver les fondements et leurs possibles légitimités, mais aussi de regarder comment elles nous font être au monde, comment elles nous amènent à agir souvent pour et en faveur de quelqu’un, d’une idée, d’une idéologie et donc contre un autre, une autre conception ou idéologie. Nous sommes nombreux à avoir appris à mépriser nos colères, quitte à mépriser dans le même temps la source de celles-ci.
Mon expérience me fait dire que nous manquons d’espaces permettant de vivre nos colères et de les considérer pour mieux les comprendre dans leur part constructive mais aussi possiblement destructive, mieux nous comprendre, hors des actions de lutte, et trouver collectivement des réponses et des solutions à nos problèmes d’aujourd’hui et de demain.
Jérome Voisin, intervenant en thérapie sociale, i-care, 2014
