

article: " des excuses "

Directeur de mémoires et guidant d'autres travaux écrits dans diverses filières de formation en travail éducatif et social, j’ai eu à répondre à de multiples questions de la part d’étudiants, et recueillir nombre de remarques de la part de jurys et organisateurs de soutenances. Je ne traiterai pas ici de toutes ces soutenances où tout se passe suffisamment bien, où étudiant et membres du jury sont dans des liens apaisés et opportuns. Je souhaite aborder une dimension particulière de ces situations de soutenance :
Des étudiants imaginaient commencer leur soutenance orale en présentant leurs excuses pour les quelques fautes d’orthographes présentes dans leur écrit, d’autres affirmaient qu’il leur était demandé par leurs responsables de filière d’agir ainsi.
J’ai eu à voir ou entendre des jurys attentifs à ce que chaque étudiant n’oublie pas de s’excuser de ses insuffisances et qui interpellaient ce dernier lors de la discussion s’il n’avait pas eu de lui-même la présence d’esprit de s’excuser durant ses dix ou quinze minutes de présentation. Puis j’ai eu confirmation de la part d’organisateurs de soutenances qu’il était exigé que chacun s’excuse et précise ce qu’il aurait dû mieux faire ou faire autrement.
Quelle est la fonction de ces excuses ? Qui cela sert-il ? Pourquoi retrouve-ton cette pratique dans de nombreux lieux de la formation ?
La soutenance évalue ce qu’est et ce qu’a fait l’étudiant.
Nous pouvons parler de jugement évaluatif (DeLandsheer) au sens où dans cette instance il n’est pas seulement évalué une méthode et un résultat aussi scientifique soient-ils.
Les membres du jury apprécient ce que l’étudiant valorise de son écrit et sont aussi sensibles à la considération que celui-ci leur accorde en respectant les attendus de la soutenance, par le regard, par la manière dont il reçoit et répond aux questions.
La soutenance est engageante pour l’étudiant qui s’y présente.
Elle est souvent facteur de stress et de nombreux étudiants témoignent d’un mauvais sommeil dans les jours qui précèdent, d’une peur d’être jugé et rejeté. Il n’est pas rare d’accueillir des étudiants qui peinent à trouver leur souffle, qui ont la voix tremblante ou qui tombent en larme dès le début de leur soutenance.
Et ces conduites ne sont pas forcément conditionnées par un défaut de qualité de leur écrit.
Cette anxiété semble être plus générale et liée au contexte de jugement de la soutenance.
La grande majorité de ces étudiants s’attache à répondre aux attendus de la soutenance et présente donc ses excuses si elles lui sont exigées ou demandées.
Ce moment apparait comme typique de ce qu’Alice Miller a nommé « la pédagogie noire » dans son ouvrage « c’est pour ton bien » paru dans les années 80.
Des adultes, membres du jury, et avant eux des formateurs, directeurs de mémoire, responsables de filière et organisateurs de soutenance, à des degrés divers, s’installent comme maitres du lieu et de l’étudiant, quel que soit son âge et sa compétence, et participent à son conditionnement.
Il a à être celui que l’on veut qu’il soit, doit croire qu’il agi de lui-même et doit être persuadé qu’il mérite ce qui lui arrive.
Ces adultes ont à distinguer ce qui est bien de ce qui est mal et doivent ôter chez l’étudiant toute volonté d’être autrement et éradiquer toute personnalité ou personnalisation.L’étudiant doit alors comprendre que sans soumission, il perdra l’estime des adultes et subira leur jugement et leur dureté.
Des étudiants témoignent alors de véritables humiliations de la part de jury affirmant son désaccord sur une question soulevée par l’étudiant.
Cette démarche est aboutie quand c’est l’étudiant qui culpabilise de la colère des jurys.
Pour que ceci ait lieu, les jurys peuvent utiliser la peur qui préexiste à la soutenance, la peur que génère leur froideur ou leur indifférence en début de soutenance, leurs rôles d’autorité, les réprimandes, la manipulation…
Pourquoi l’étudiant accepte-t-il de minimiser son travail en présentant ses excuses dès le début de sa soutenance ? Agissant ainsi, n’exprime t-il pas un mépris pour son travail, pour ce qu’il devrait en dire et, plus globalement, pour lui-même ? Et s’il n’est pas d’accord avec cette pratique, pourquoi s’y soumet-il malgré tout sans la remettre en cause en amont de sa soutenance ?
Il semble que l’étudiant tente de correspondre pleinement aux attendus des figures d’autorité que sont les jurys, acceptant de se mépriser et de mépriser son besoin par crainte de la violence de ceux-ci.
Mais dans bien des situations l’étudiant n’est pas dupe, joue le jeu, porte le masque de la soumission le temps de la soutenance.
Que vit-il en quittant ce lieu ?
Régulièrement il déverse son trop plein d’émotions (tristesse, colère…) et re-agit les violences qu’il a subies durant ce face à face.
Il est courant d’entendre des propos méprisant, discréditant (« ils savent même pas de quoi ils parlent ! »), des insultes (« les enfoirés, ils ont du vice ! »), ou une indifférence (« je m’en fous, c’est fait maintenant ! »).
L’étudiant peut être alors pris entre rébellion et culpabilité, victimisation et hyper-responsabilisation (« je suis nul, j’ai pas su leur répondre. J’aurais dû dire… »).
Ces conduites peuvent avoir lieu après coup, mais il n’est pas rare qu’elle se joue dans le temps même de la soutenance. L’étudiant peut alors « s’écrouler », perdre ses moyens, ou se durcir, se crisper, interpellant par ses attitudes des réactions des jurys.
Pourquoi les personnes membres du jury ou les autres professionnels concernés par cet exercice investissent-ils cette place et cette pratique ? Qu’est ce qui empêche ceux qui en voient la violence d’interpeller leurs collaborateurs à ce propos ?
Si cette pratique se pare d’un objectif pédagogique ou d’une contrainte acceptée liée à la dimension évaluative de l’instance, c’est qu’elle doit être de ceux qui participent à ces instances, jury comme étudiant.
Si toutes ces personnes n’avaient pas eu à vivre, à des niveaux divers et variés, cette pédagogie dans leur éducation, elles n’accepteraient pas de la vivre et de la faire vivre dans ce moment de soutenance.Il me semble que l’on rejoue ici le mépris que l’on a subi et appris à avoir pour soi, pendant que d’autres rejouent les figures d’autorité méprisantes et contrôlantes qu’ils ont connu dans l’espace familial comme dans l’espace social (école, pratiques sportives et culturelles…).
Comment ré-humaniser ces moments, remettre du lien sans rien perdre de la nécessité d’évaluer le travail de l’étudiant ?
Ces gens ont besoin de pouvoir dire ce qui leur fait violence ainsi que leurs violences agies, ils ont besoin d’espace pour dire leur doute, leur crainte et leur blessure. Pour cela, il leur faut trouver des espaces dans lesquels leurs craintes seront suffisamment abaissées. Ils pourront alors y déposer et confronter leurs blessures et découvrir d’éventuels liens avec des blessures passées. A partir de là, il devient possible à chacun de sortir de la victimisation et de s’engager dans sa responsabilité, facteur de pratiques d’évaluation mieux ancrées dans la réalité.
Jérome Voisin, i-care, intervenant en thérapie sociale