

article : "Obstacles et opportunités du dialogue social"
Animateur puis « éducateur de rue » (en prévention spécialisée) durant 10 ans, j’ai eu à réinterroger ce que j’avais vu se faire et auquel j’avais participé sur nos quartiers, à la lumière de ma formation d’intervenant en Thérapie Sociale et des propos de Charles Rojzman à ce sujet.
A écouter et accompagner les professionnels travaillant au sein de quartiers d’habitat social (travailleurs sociaux, enseignants, agents administratifs, commerçants, policiers, gardiens d’immeuble), je m’aperçois combien chacun agit, souvent malgré lui, sous influence et participe des difficultés de ces territoires (cette réalité peut être transférable sur tous les lieux de vie et de travail collectif).
L’Un va regarder avec compassion la population vivant sur ce quartier, ou certains plus que d’autres, comme exclus ou pris dans des risques d’exclusion.
Un Autre va les percevoir comme discriminés, victimes des mauvaises conduites d’autres.
Un Autre les voit délinquants ou potentiellement « dangereux », ayant besoin de cadre fort.
Un Autre encore va être saisi par leur pauvreté économique, expliquant toutes les difficultés par celle-ci. Son collègue y verra quant à lui une pauvreté intellectuelle, culturelle, un manque ou une absence d’éducation.
Un Autre est convaincu que les difficultés viennent des gens qui refusent de s’intégrer. Son chef précise que la responsabilité incombe aux parents qui offrent à leurs enfants un environnement familial défaillant.
Une collègue pense qu’à l’inverse les parents font de leur mieux et que leurs enfants abusent de leurs droits, deviennent tyranniques et exercent une pression sur leurs parents. « Ils ont pris le pouvoir ». Mais elle n’ose pas le dire.
Un Autre estime que l’Etat a « démissionné de ces zones, qu’il a failli » et que l’école de la République ne garantit pas une égalité des chances à ces enfants. Il est persuadé qu’elle les maintient dans une impasse, source de la colère de cette jeunesse.
Un Autre, en comité restreint, répète que tout cela est voulu et que « quoi qu’on fasse, rien ne changera ».
Certains affirment qu’il faut amener les enfants vers une offre culturelle « valable », autre que celle dans laquelle ils baignent.
D’Autres s’opposent et s’insurgent contre la non-reconnaissance des cultures urbaines ou ethniques et parlent de néocolonialisme.
Certains pensent qu’il doit être aménagé des accueils, des pédagogies et des pratiques spécifiques liés aux besoins de ces publics.
A ce sujet, d’Autres estiment que « l’on en fait déjà trop » et que personne n’ose dire stop. Ils disent que ces gens ont besoin qu’on leur rappelle la Loi, les règles et les normes de vie en France ou en institution.
Beaucoup portent de tous ces points de vue en eux et les agissent en fonction de la personne qui est en face, avec laquelle ils sont en lien ou dans une difficulté de lien.
Le problème n’est pas tant dans ces idées, points de vue et idéologies avancés par les uns et les autres. Bien sur ils ne se valent pas tous, mais chacun porte en lui une information, une part de la réalité.
Le véritable « nœud » réside dans le fait que tous ces gens ne se parlent pas, ou à minima, évitant tout se qui peut créer de la confrontation, de la discorde et donc de l’inconfort, du stress. Faisant cela, ils évitent certaines relations, le dialogue, le conflit et empêchent des initiatives et des partenariats d’avoir lieu au bénéfice des populations concernées.
Cela vaut entre professionnels, mais aussi dans le lien à la population vivant sur ce quartier.
Ils risquent de rester « entre semblables », entre professionnels qui pensent pareils et qui souhaitent agir dans le même sens. Ils ne fréquentent sur le quartier que des gens qui adhèrent à leurs actions, à leurs idéologies, à leurs personnes. Ils se créent une clientèle les reconnaissant.
S’ils ont une autonomie professionnelle, ils développent des actions correspondant à leurs idéologies (groupe de soutien à la parentalité ; sorties culturelles ; accueil « hors guichet » ; etc.) et « se nourrissent » de ces réalisations.
Initiées à partir de grandes visions, de théories argumentées, d’objectifs précis, ces actions seront néanmoins limitées dans leurs effets par la capacité d’agir de leurs initiateurs, par l’institution, ses moyens, par l’adhésion des publics, ou d’autres raisons.
Les professionnels retoucheront ici leur impuissance à générer du changement. Ils porteront alors une colère et une fatigue plus ou moins sourde contre ceux qui, selon eux, empêchent la pleine réalisation de leurs objectifs (l’institution, le politique, un autre professionnel non soutenant, ou certains publics).
Ils maintiendront alors des dispositifs auxquels ils ne croient plus vraiment mais qui les maintiennent dans leur légitimité. Et ils attendront une nouvelle opportunité de s’engager sur une action qui « leur parle ». En attendant, ils camouflent ce qu’ils ne font pas ou pas suffisamment.
Puis il y a tous ces professionnels subordonnés à ceux qui portent les initiatives.
Ce sont ces agents administratifs à qui il est expressément demandé d’accueillir les publics différemment suite à la décision du directeur de service de « sortir de la logique de guichet qui génère de la violence ».
Ce sont ces enseignants qui sont invités à « faire la classe autrement », avec plus d’interactivité ou hors les murs.
Ce sont aussi ces gardiens d’immeuble qui doivent faire de la médiation.
Ce sont ces travailleurs sociaux et animateurs auxquels le directeur d’un centre social demande de travailler en bas des tours ou de s’engager auprès de nouveaux publics (parents par exemple).
Ce sont encore ces policiers qui sont mandatés à réaliser de l’ilotage, dans un lien de proximité à la population.
Tous ces professionnels adhèrent plus ou moins aux nouvelles orientations ou exigences de leur métier, en fonction de leurs idéologies, mais aussi en fonction de leurs craintes. Ils doivent pour autant s’y soumettre. Mais avec quel engagement dans la pratique ?
Ils n’ont pas d’espace pour dire ce qu’ils pensent réellement de ces initiatives, pour confronter, pour dire leurs appréhensions, leurs doutes, leurs besoins voire leur connaissance, leur expertise du quartier, de sa population et de ses besoins. Nombre d’entre eux s’arrangent donc pour réaliser ce qui leur est demandé, à moindre coût.
Le policier s’arrange pour être présent sur le quartier les jours d’animation sur la place centrale (jour de marché par exemple) ou pour faire durer les discussions avec les habitants qui ont de la sympathie à son égard.
L’animateur ou le travailleur social va se positionner sur un bâtiment où il connait bien les habitants. Il va solliciter dans un premier temps des parents « sympas », prêts à venir à ses actions parce que c’est lui qui les encadre.
Selon sa sensibilité, le gardien d’immeuble va faire alliance avec certains jeunes ou leurs victimes.
Ces professionnels font du mieux qu’ils peuvent pour remplir leurs missions. Ils ne parviennent pas à faire autrement. Ils touchent eux aussi leur impuissance à agir sur les situations qui ne leur vont pas. Ils développent donc des ressentiments envers leur direction, le politique, leurs collègues, certains publics, la société. Et ils masquent leurs insuffisances.
Il est courant sur ces quartiers de voir de très nombreux professionnels présents. De l’extérieur, nous entendons souvent dire que « l’investissement sur ces quartiers est impressionnant », qu’ « il y a un maillage institutionnel fort », Etc.
Certes les professionnels sur certains de ces quartiers peuvent être en nombre. Ailleurs, sur d’autres de ces quartiers, il y a parfois un désert institutionnel.
Mon expérience me fait dire que nombreux sont ces professionnels qui ne parviennent pas suffisamment à exercer leurs fonctions, à remplir leurs missions. Ces publics, non sans responsabilité de leurs parts, ont à fréquenter des professionnels qui peuvent avoir peur, qui n’y croient pas ou plus, qui ne disent pas ou ne font pas ce qu’ils devraient.
Il y a là une source de malentendus, d’incompréhensions et de renforcement de positions idéologiques : chacun s’évertue à faire croire qu’il donne son maximum à son niveau, et la situation des habitants de ces quartiers ne se modifie que peu, voire continue de se détériorer.
Pour masquer leur impuissance, tous ces professionnels ciblent « leur mal », responsable de tout ce qu’ils n’arrivent pas à changer. Ils ressemblent en cela à leurs publics.
Il est nécessaire sur ces territoires de recréer les conditions d’un dialogue conflictuel constructif, réengageant chacun, professionnel et habitant, dans ses responsabilités et ses capacités d’agir. C’est bien cette offre qu’a développé Charles Rojzman à travers la Thérapie Sociale à laquelle je participe aujourd’hui.
Jérome Voisin, intervenant en Thérapie Sociale, i-care
