


Analyse des pratiques professionnelles : être reconnu et accompagné dans sa réalité
Quels sont les enjeux et les ambitions de l'analyse des pratiques professionnelles ? Quels en sont les obstacles ? Comment les reconnaître et les accompagner ?
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Cet espace d'analyse des pratiques professionnelles apparaît comme différent des autres lieux de pratiques professionnelles et se veut complémentaire.
Bien sûr cette complémentarité est visée, puisque cet espace et les apprentissages qui y sont réalisés doivent servir les pratiques des professionnels avec leurs publics, dans leurs coopérations entre pairs ou avec leurs partenaires, dans la mise en œuvre de leur dispositif, Etc.
Quelle est la visée de cet espace d'analyse des pratiques professionnelles ? Comment peut-il servir les professionnels, leurs pratiques, la dynamique collective et les objectifs des organisations ?
Bien souvent cet espace n'est pas que complémentaire, entendu comme une suite heureuse et logique aux autres dimensions du travail des professionnels.
Un espace complémentaire mais aussi contraire
En effet, l'analyse des pratiques professionnelles peut s'avérer contraire à tous les autres espaces connus par les personnes qui s'y engagent.
Contraire du fait qu'il se distingue de tous ces espaces dans lesquels nous avons eu à vivre, à grandir, à tenir, à réussir, enfant, jeune ou adulte, dans nos vies personnelle et professionnelle, et au sein desquelles :
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Nous pouvions être jugés, moqués, culpabilisés, rejetés, ou agressés par nos pairs et par l'autorité
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Il ne fallait pas se montrer pleinement, dans nos puissances, nos créativités, nos énergies, mais aussi dans nos doutes, nos peurs, nos démotivations, nos émotions, nos défenses, nos tentations, notre violence, nos replis et vulnérabilités
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Il nous fallait tenir un certain rôle : de bon enfant agréable, de bon élève studieux, de bon professionnel consciencieux
Et ces exigences se poursuivent bien souvent tout au long de nos vies, dans la plupart des espaces de nos vies, dont l'espace professionnel.
Dans l'animation d'un dispositif d'analyse des pratiques professionnelles, je ne vise pas à produire du contraire mais bien plus à reconnaître puis à se dégager, progressivement et même momentanément, des dimensions citées ci-dessus et de l'expérience partagée entre tous de celles-ci.
En effet, ces doutes, jugements, peurs, défenses, attachements au rôle, font partie de la réalité professionnelle et sont pour partie utiles et nécessaires à chacun(e).
Ils vont aussi faire obstacle à l'exercice d'une liberté individuelle et collective nécessaire pour aborder, mieux comprendre et trouver des solutions nouvelles aux problèmes et difficultés rencontrés par les professionnels.
Nous pouvons donc convenir de ces exigences et précautions, de leur réalité, de leurs opportunités et leurs influences. Il s'agit donc de les explorer, les discerner et s'en libérer pas à pas.
Nous avons aussi à valoriser ce que nous produisons, pris dans nos rôles, en tant qu'éducateur, enseignant, soignant, manager ou directeur, tout en se rappelant que le rôle n'est pas la personne. Ainsi nous pouvons envisager des « chemins de traverse » pour se reconnaître, chacun dans son « vrai » et retourner après coup dans l'agir, de nouveau dans son rôle[1].
Il s'agit également de mesurer, sentir si ce que nous produisons en tant que professionnel est « ok », ou si cela génère une gêne, du stress, de l'anxiété, de la souffrance.
Si nos activités et pratiques suscitent du malaise et de la souffrance, il est fondamental de trouver dans cet espace-tiers un lieu pour s'en reposer, le déposer, le regarder mieux, avec suffisamment d'empathie, et déterminer ce que nous pouvons en faire dans l'action, avec soi et avec les autres.
Si ces mêmes activités et pratiques sont plutôt satisfaisantes ou « ok », il y a dans ces espaces une occasion de valorisation, de compréhension nouvelle, de diminution des jugements ou doutes de soi, de stimulation de sa légitimité, de renforcement de son leadership, de reconnaissance et ajustement de ces visions et idéologies du métier, Etc.
Dans un espace tel que l'analyse des pratiques professionnelles, chacun a sensiblement les mêmes besoins :
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Être reconnu dans sa singularité, ses pratiques opportunes et suffisantes, et aussi ses difficultés
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Et trouver un soutien juste, stimulant et accessible pour se renforcer face aux exigences et défis de son activité professionnelle
Besoins que je pourrais résumer par : être reconnu et accompagné dans sa réalité.
Comprendre et se libérer de ses « vieux réflexes » de protection
Si cette réalisation est rendue délicate et qu'un certain nombre de professionnels déclarent participer sans enthousiasme et pertinence à cet espace, c'est que, entre autres, :
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Chacun(e) vient dans ce lieu avec ses « vieux réflexes », ses craintes d'être jugé, d'être montré du doigt, d'être mis en défaut et de perdre le contrôle (réflexes qui peuvent être déjà mobilisés par le climat de travail d'équipe).
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Ces réflexes nous empêchent de se montrer dans « notre vrai », de préparer notre terrain, de laisser monter la conscience de ce sur quoi nous aimerions ou aurions vraiment besoin d'être reconnu et accompagné.
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Il y a tellement d'endroits dans nos vies, dans des intensités diverses pour chacun(e), où nous n'avons pas été reconnus quand nous exprimions des choses étranges ou étrangères aux autres. Ces choses n'étaient bien souvent pas réellement étrangères à ces autres, parce qu'en fait ils avaient les mêmes (émotions, puissance et frein à agir, personnalités et conduites des autres qui peuvent nous déstabiliser ou nous manipuler, doutes de soi, Etc.). Mais ils ne voulaient pas les voir, elles leur faisaient peur pour eux, les étouffaient en eux, et refusaient de les regarder chez d'autres.
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Ces expériences, plus ou moins répétées et graves, ont abîmé la confiance en soi, l'estime pour ce qui trouble chacun(e), l'exercice d'en parler et de trouver collectivement des renforcements. Chacun a appris à simplifier sa réalité, et à cultiver son jardin secret de tout ce qui peut paraître bizarre aux autres.
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Ces « vieux réflexes » se font peur entre eux. C'est-à-dire que dans un groupe, si chacun(e) reste pris dans ses sensibilités qu'il veut protéger : chacun(e) va se montrer passif, méfiant, discréditant, ou agressif ; ou chacun(e) va porter le masque de l'introverti, du sûr de soi, de l'autonome, du rationnel très pro. Les membres du groupe se parasitent ou se paralysent, alors même qu'ils ont ce même besoin de liberté, qu'ils aspirent à des relations saines et soutenantes, besoins qui restent masqués par leurs défenses.
Cet obstacle à créer et bénéficier suffisamment pleinement de cet espace de liberté et de ressourcement accompagnés, n'est en fait pas seulement chez les autres, ou du fait des autres participants du groupe, dans les rôles qu'on tient et les exigences de l'institution. Il est aussi en soi, dans cette capacité à s'auto-juger, s'autocensurer, discréditer ses propres besoins.
Recréer la confiance et mieux réussir ensemble
L'objectif premier est donc de recréer la confiance suffisante en soi et les autres, avec tous ; réassurer nos légitimités à parler, se montrer et vivre, sans attendre des autres qu'ils donnent le « la » comme on dit ; stimuler nos autorisations et créativités ; reconnaître ce qui a été abîmé avant, dans nos vies, voir comment cela influence nos pratiques et comment en faire des ancrages puissants pour celles-ci ; valoriser et ajuster nos styles et nos sensibilités ; et trouver pour soi et avec les autres des améliorations, des renforcements et des transformations individuelles, collectives, et voire même de dispositifs.
Il est délicat de modéliser le cadre de l'analyse des pratiques professionnelles et l'accompagnement que j'y produis. Parce que ce qui s'y vit se laisse difficilement réduire à une présentation linéaire et conceptuelle.
Il y a certes le cadre incarné, puis celui nommé, par l'intervenant que je suis[2]. Et il y a un ensemble de choses, de micro événements dans le lien qui permettent aux personnes et au groupe de s'ouvrir à soi et aux autres, à leur réalité.
Il s'agit selon moi de se laisser traverser par ce que les personnes disent et montrent d'elles, de leurs pratiques, en début de séance. Les laisser venir ou impulser, non pas ce que moi je veux, mais leur permettre de faire advenir leurs visions, leurs réalités, leurs vrais, est fondamental.
Soutenues dans leurs premières paroles, les personnes sentent qu'elles sont considérées et qu'elles n'ont pas la responsabilité d'être positives et de tout trouver seules. Elles peuvent alors être reprises par leurs « vieux réflexes » de protection lesquels peuvent devenir supports de l'accompagnement.
Intuitivement, je m'attache dans ce moment à regarder, m'intéresser et trier avec empathie ce qui parait faire obstacles à la présence à soi. Puis une dimension significative se montre et nous actons l'accompagnement de celle-ci.
Dans le dialogue avec tous, et plus spécifiquement avec la personne concernée, nous identifions ses forces et sensibilités, ses filtres et ses ambitions. L'accompagnement est alors bordé par ces éléments. Il s'agit de soutenir ce professionnel ou ce groupe dans sa réalité, avec ce qu'il est et là où il veut aller.
Voilà pourquoi je me mobilise pour la création et l'animation de ces espaces d'analyse des pratiques professionnelles.
C'est passionnant de voir, vivre et accompagner des personnes, des groupes, quelles que soient leurs professions, dans cette construction, cette montée en libertés pour servir leurs postures et pratiques professionnelles, en s'attachant à lever suffisamment toutes ces dimensions qui peuvent l'empêcher.
Et quand « ça s'ouvre et que c'est vivant », avec tous, suffisamment, nous découvrons des réalités, des ressources et des créativités nouvelles qui peuvent être grandioses.
Jérome Voisin, intervenant en Thérapie Sociale TST, I-CARE FRANCE
Photos : Shutterstock

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