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article: " la formation, c'est la transformation"

Intervenant dans le champ social et entre autres dans des instituts de formation en travail éducatif et social (IRTS) depuis dix ans, j’ai pu observer, fréquenter et accompagner de nombreux professionnels et futurs professionnels du secteur éducatif et social mais aussi des formateurs et responsables de formation.

 

Il y a quelques années, une Directrice-adjointe d’un IRTS avait accueilli une nouvelle promotion de futurs éducateurs spécialisés en précisant que  « la formation, c’est la transformation ». Propos qui m’avait été rapporté par une stagiaire, heurtée par cette affirmation, en fin de cursus lors d’une session portant sur « l’identité : rapport à soi, rapport aux autres ».  Elle avait invoqué le fait que cette Directrice ne les connaissait pas, ne savait rien d’eux et de leurs expériences et compétences antérieures à cette formation. Elle affirmait ici un jugement de la part de cette Directrice à leur encontre.

 

Au fil de l’échange, nous avions, avec le groupe présent, travaillé à repérer les endroits où cette transformation, de leur point de vue, avait eu lieu. Il était apparu clairement que ces futurs éducateurs spécialisés, expérimentés ou pas avant la formation, avaient acquis les éléments fondateurs de leur identité, culture et pratique professionnelles. Ils disposaient aujourd’hui d’une connaissance réelle des politiques sociales, des institutions et des publics de l’éducation spécialisée ; de méthodologies et aptitudes à l’observation, l’analyse, l’écriture, la conduite de projet, Etc.

 

Cet exercice avait permis d’identifier la transformation réalisée : ils étaient passés, grâce à cette formation, d’un désir ou d’un vécu (pour ceux ayant déjà exercé dans ce milieu) à une professionnalisation. Ils étaient devenus « éducateurs spécialisés ».

 

Lors de cette même session, nous étions parvenus par les échanges dans le groupe et  par le biais d’exercices à traiter d’une transformation qui n’avait pas, ou insuffisamment eu lieu durant leur formation, s’agissant du rapport à soi et aux autres.

 

 Au cours d’un exercice questionnant dans un premier temps ce qu’ils étaient en tant qu’éducateur, ils avaient tous, sans exception, répondu dans les termes suivants : « à l’écoute, bienveillant, empathique, professionnel, ouvert, tolérant, responsable, aidant, généreux ».

Dans un second temps je leur avais demandé de préciser ce que, en tant qu’éducateur, ils n’étaient pas. Ils avaient alors tous précisé qu’ils n’étaient pas : «  jugeant, maltraitant, tout-puissant, indifférent, violent, super héros, autoritaire ».

 

J’ai depuis, au cours de ces dernières années, répété cet exercice auprès d’une trentaine de groupes distincts, tous professionnels du secteur éducatif et social (éducateurs spécialisés, assistants de service social, chefs de service, directeurs d’établissements) et suscité une réflexion à partir de ce que nomment les participants qui, à quelques mots près, ne varie pas.

A la lecture de ces deux listes de mots, les participants voient le mot et son contraire.  Si je leur reconnais et leur demande « vous êtes bienveillant, mais n’êtes-vous que ça ? », ils commencent à nuancer leur propos et admettent l’idée, non sans résistance de certains, qu’ils sont capables d’être le tout de ce qu’ils ont nommé. Autrement dit, ils reconnaissent après coup pouvoir être très ouvert mais également très jugeant, empathique mais aussi indifférent, bienveillant et maltraitant…

 

Ces paradoxes non acceptés se voient dans les groupes de formation entre professionnels. Il est généralement attendu en formation que ces derniers soient et manifestent leur versant volontaire, tolérant, compréhensif, engagé. La conduite du travail et le regard du formateur évalue ces personnes et leurs comportements, excluant ou étouffant plus ou moins rapidement la plainte, les jugements, les possibles confrontations.

Cette réalité des espaces de formation a sans doute à voir avec la façon dont se considère le formateur. Ce que je propose ici consiste à dire que plus le formateur est coupé de sa propre négativité, ou plus il est pris par un sentiment de devoir paraitre idéalement positif, construit, expert, « bien pensant », plus il va poser ces mêmes injonctions aux personnes formées, refusant de respecter et d’accompagner réellement leurs difficultés, pénibilités et impuissances professionnelles.

Ces personnes ne sont pas autrement que le formateur.

 

Il y a donc là une responsabilité partagée dans ce qui arrive et dans ce qui n’a pas lieu.

 

Les gens traversent donc des espaces de formation idéalisant ce qu’ils sont, ce qu’ils font et simplifiant les difficultés qu’ils rencontrent ou les connaissances dont ils ont besoin. Les formations s’orientent et se transforment en cours théoriques, en ateliers motivationnels, en lieu de repos, en groupes d’analyse schématique de notions lointaines et abstraites, ou d’autres formes ayant toutes en commun d’évacuer le groupe, sa négativité et la complexité de la réalité extérieure.

Ces formations génèrent parfois beaucoup d’enthousiasme dans le temps de la formation mais souvent beaucoup d’impuissance et de souffrance face aux difficultés du quotidien.

 

Pour illustrer ceci, nous pourrions revenir sur les participants à ces sessions que j’ai animées. Ils  évoquent comme travail sur soi dans leur formation de professionnalisation, des ateliers « éthique professionnelle » où chacun s’exerce à énoncer les valeurs qui sont siennes. Ce sont ces mêmes valeurs qui ont été transmises via des cours magistraux, puis répétées à chaque endroit comme une règle impérative.

 

Donner forme à l’éthique professionnelle, organiser ce que sont les personnes (en partie) et « les mettre en valeurs » est sans nul doute opportun et nécessaire dans le cadre de leur formation initiale et continue. Ce travail permet à chacun de se situer, de s’assurer, de partager des éléments d’une culture professionnelle et de se présenter positivement comme aidant. Mais est ce suffisant d’adhérer à de belles valeurs et de savoir en parler ?

 

Est-il seulement possible de n’être que lumineux ? Quelles peuvent être les conséquences pour celle ou celui qui croit être ou devoir être ça ? Et quand cette « éthique quête » n’a pas lieu ? Que fait-on de ces moments professionnels où les difficultés, le stress, la fatigue, la violence prend le dessus ? Violence des publics mais aussi violence des professionnels ? Que fait-on des blessures et souffrances générées par ces violences ?

Comment considérer une relation d’aide, éducative ou plus généralement une relation professionnelle où la négativité n’est pas acceptée, est refusée aux personnes comme elle a été refusée aux professionnels ? Ou une relation d’aide où toute la négativité est attribuée aux autres puisqu’elle ne peut être de soi ?

Quels effets sur les professionnels, la relation d’aide et les personnes accompagnées ? N’y a-t-il pas le risque d’une victimisation des uns et d’une diabolisation des autres ?

 

Ce projet relève d’un impossible, d’un désir de perfection, d’une violence faite à soi et aux autres qui consiste à idéaliser la part positive de ce qu’est chacun (professionnel) et de son activité mais aussi masquer et étouffer la part plus sombre et violente (et inversement pour les publics). Il y a là une forme de tyrannie du bien qui empêche toute évocation, désaccord ou conflit et à laquelle chacun est invité à participer, professionnel ou stagiaire de la formation et formateur. Cette façon de se regarder nuit durablement à l’action éducative et sociale.

Ce qui aujourd’hui m’interpelle, moi qui ai été éducateur (sans qualification), puis éducateur spécialisé (donc formé) puis formateur entre autres d’éducateurs spécialisés, d’éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, d’assistants de service social, c’est cette non transformation du rapport à soi et aux autres qui influence tant les pratiques professionnelles.

Ayant participé à tout cela, j’ai eu à vivre de nombreuses impasses professionnelles. Je réalise aujourd’hui les difficultés et obstacles auxquels sont confrontés les professionnels de l’action éducative et sociale mais aussi combien il est possible de faire autrement et agir ainsi sur nos réalités.

 

Si l’un des enjeux de la formation des travailleurs sociaux est de développer leur capacité à l’empathie afin de garantir un réel accompagnement et un travail coopératif, je suppose ici que le seul chemin de l’empathie véritable réside dans l’acceptation de ce que je suis, de tout ce que je suis, de mes lumières et mes ombres, permettant de soutenir ce qu’est l’autre dans sa réalité.

 

Comment permettre à ces professionnels d’exister pleinement, avec leurs paradoxes ?

 

Ceux-ci peuvent se vivre dès lors que l’instauration d’un cadre en formation permet aux personnes d’être là avec tout ce qu’elles sont, cadre conditionné par la capacité du formateur à être présent au groupe avec ce qu’il est et ce qu’il connait de lui et des autres.

Se libérant progressivement et suffisamment, ensemble, des craintes initiales à la vie d’un groupe et des limites régulièrement posées ou supposées de bienveillance et de non-jugement, les personnes peuvent dire réellement ce qu’elles sont, ce qu’elles font et ce qu’elles pensent des autres et de leurs pratiques.

Les gens expriment alors leur estime, leur confiance en eux et envers les autres, mais aussi leur déconsidération, leur mépris, leur agacement, leur haine, leur rejet ou leur indifférence envers eux et d’autres.

Avec le soutien du formateur, ils disent, se risquent et déplient alors avec d’autres leurs violences et ce qui les rend violent.

Moins pris par leurs masques professionnels d’empathie, de congruence, de dynamisme, de militance, ou inversement de plainte, de désespoir, d’inertie, ces professionnels se découvrent et partagent alors des informations nouvelles concernant leurs situations et leurs responsabilités dans ces situations. Ces liens permettent des réflexions et problématisations collectives, puis l’élaboration de réponses aux difficultés du groupe.

 

Jérome Voisin, i-care, intervenant en thérapie sociale, 2013

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