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article: " la négation de soi, un support à la haine ordinaire"

Nous sommes collectivement engagés à vivre et à travailler ensemble dans des contextes, des liens et des perceptions où la violence est présente dans ses formes multiples.

 

Mon expérience me fait dire que notre regard fait obstacle à l’amélioration de notre situation et au traitement de cette violence.

Comme le nomme Charles Rojzman, nous considérons souvent la violence comme l’apanage de certains : « ce sont eux les violents », « ils font le mal, ils sont le mal, le problème ».

 

Au niveau social, cette vision est très partagée et elle est d’autant plus sollicitée en cas de difficultés, de stress, de fatigue, ou d’impuissance à changer une situation.

Cette vision fonde des croyances individuelles mais aussi des idéologies et des propagandes collectives (de ceux qui pensent pareil) qui influencent les conduites des uns et des autres.

 

Nous pourrions nommer ici un premier exemple « les jeunes de quartier sont des délinquants, des agresseurs, méprisant les autres et la citoyenneté ».

Autre idée partagée jusque dans ces quartiers : « le mal provient de quelques dizaines de jeunes qui pourrissent tout le quartier. Il suffirait de les faire tomber, de les arracher (comme des mauvaises herbes) pour qu’il n’y ait plus de problème ».

Autre vérité avancée par certains : « dans ces quartiers, les parents ont démissionné, incapables d’éduquer leurs enfants ».

 

A l’inverse, d’autres estiment que les pauvres, les immigrés, les jeunes de ces quartiers et leurs parents ne sont que des victimes des institutions et de la société. Tout est alors expliqué par la discrimination, l’exclusion économique et sociale, la colonisation.

 

Les personnes qui portent ces visions antagonistes s’évitent, se fréquentent sans aborder ce qui fâche, ou s’affrontent de façon directe ou subtile dans des diners, des repas de famille ou des équipes de travail.

Chaque idéologie s’affine et se confirme en fonction des événements qui lui correspondent.

Ici, des voitures brulées, des coups de couteaux entre jeunes, un professeur agressé.

Là, des fermetures d’usine et des patrons voyous, des discriminations avérées à l’emploi et aux loisirs.

 

Chaque camp affûte ses armes, son propos et organise sa propagande et ses vecteurs (discours, conférence, livres, émissions télévisées, chansons, …).

Chaque clan porte sa vérité, excluant l’autre.

 

Le risque est alors d’entrer dans une logique d’affrontement, de guerre, considérant que l’autre est le mal qui nous empêche d’être bien, de vivre bien.

Dans ces situations, chacun est sommé de choisir son camp, de choisir qui est bourreau et qui est victime.

 

Il n’y a alors plus de place à l’élaboration.

Ces approches peuvent contenir une part de vérité, au sens d’une information sur la réalité, mais elles ont en commun de ne pas voir la globalité du problème, de refuser de considérer toutes les responsabilités.

Elles favorisent alors la victimisation des uns et des autres, des uns à l’égard des autres.

 

On retrouve ce même mécanisme entre jeunes entre eux, entre jeunes et enseignants ou éducateurs ou encore policiers, entre professionnels (sur des registres divers : par différences statutaires, de pratiques, voire d’origine ethnique ou de confession) : victimisation des uns et diabolisation des autres.

Le problème c’est que ces idéologies et leurs propagandes parasitent voire paralysent le dialogue, notre vie sociale ou professionnelle, créent du malaise, de la violence et dictent des comportements.

 

Identifier une ou des figures du mal sert d’abord à apaiser ce qui peut nous blesser, nous faire souffrir dans nos vies. C’est donc d’abord une solution plus qu’un problème.

Pour autant, cela a pour effet de nous dégager de toute responsabilité, de nous renforcer dans une certaine vision du monde (constitué d’amis et d’ennemis), reportant toutes nos difficultés sur cet autre, ces autres.

 

Le mal peut être cet homme politique symbolisant le mensonge, la fourberie, la cupidité.

Le mal peut être ce riche industriel qui par son exil fiscal marque son égoïsme social.

Le mal peut être vu chez cette directrice de service autoritaire et fuyante, méprisant son équipe et l’abandonnant dans la difficulté.

Le mal peut être cet enseignant isolé, faible, dépressif, peinant à relationner avec ses élèves et ses collègues ; ou cet éducateur rigide et jugeant, qui assène ses vérités en réunion.

Le mal peut être ce jeune qui n’adhère pas à l’offre éducative, s’oppose, menace et passe à l’acte.

 

Selon les contextes et les niveaux de crise, la figure du mal pourra servir de bouc-émissaire que l’on sacrifiera.

L’autre est réduit à l’état de chose, d’animal qui m’agace, me dégoute, m’épuise, m’enrage, que je déteste ou rejette. C’est lui le problème ! Il est fou, malade, dangereux ! Et le groupe se met d’accord à ce propos, s’organise et agit, avec violence, au nom du bien.

 

Le premier obstacle à la compréhension et au traitement de nos difficultés individuelles et collectives, est de considérer la violence comme extérieure à soi (C. Rojzman).

Cette considération nous conduit à l’impuissance, au mépris et à la haine des autres, de ceux dont on voit la violence, la folie de la violence.

 

Cette négation de soi génère la négation de l’autre.

On assiste alors à des violences quotidiennes subtiles, sous forme de déconsidération, d’indifférence, de culpabilisation, mais aussi à des haines diabolisant l’autre, générant agression, humiliation ou exclusion.

Pour évacuer notre part violente et notre possible responsabilité dans les situations auxquelles nous sommes confrontés, nous masquons ce que nous sommes réellement, justifions toutes nos conduites de façon positive (en les énonçant comme des principes de vie, éducatifs ou de management), nous renforçons notre discours et nos positions idéologiques, nous valorisons tout ce qui va dans notre sens et camouflons nos violences.

Bien sûr, dire cela n’exclue en rien la réalité possible de la violence de l’autre. L’autre peut être réellement dans l’agression, le mépris, la manipulation ou l’abandon.

Mais si je ne suis pas suffisamment libre, libéré de certains filtres qui m’empêchent d’accéder à la réalité dont je suis partie prenante, je participe à la montée du risque de la violence, de l’emballement et de l’affrontement fondé principalement sur nos histoires.

 

Jérome Voisin, i-care 2013

 

nb: les idées et notions développées dans ce texte sont issues de la pensée de Charles Rojzman

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