

article: "laïcité et chocs culturels :
violences et opportunité du conflit" partie 3/3



Cette série de trois articles intitulée "laïcité et chocs culturels : violences et opportunité du conflit" rend compte et développe mon intervention lors de la journée d'étude " comprendre et se confronter à l'interculturalité, pour faire vivre la laïcité au quotidien" réalisée à Dijon le 09 Novembre 2016, organisée par MSE Formations.
Ma contribution se fonde sur ce que je vois et travaille avec les gens, dont les professionnels de la Justice, de l’Education, du Travail social et de la Santé. Mes interventions consistent à créer et soutenir un cadre qui permet de dire, dialoguer et déterminer collectivement des renforcements de postures, de pratiques et de dispositifs correspondant aux difficultés et problèmes vécus.
Partie 3 : Des tentations régressives aux agirs constructifs
Parmi les conduites qui permettent de se protéger de la violence, de ce qui blesse, de ce qui nous empêche de réussir et de nous réaliser dans cette vie, j’insisterai sur deux principales telles que la Thérapie Sociale les signifie et leur donne sens :
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Déterminer une figure du mal
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Se replier – se regrouper en clan ou chercher refuge
Déterminer une figure du mal, « tout le monde a tendance à penser ainsi. C’est plus confortable, ça fait moins mal. On s’imagine qu’on y est pour rien et que tout est de la faute des autres » (CR, NR, IR, op cit, p.70). C’est réduire l’autre à quelque chose que je déteste, qui me dégoute, que je rejette, qui me met en colère et qui explique ma situation, la situation du monde.
L’autre me fait du mal, il est le mal et il doit changer ou disparaitre.
L’un va être persuadé que les français sont racistes et islamophobes ; un autre va expliquer le malaise actuel de notre société du seul fait de l’Islam ; un homme va clamer que les femmes d’aujourd’hui sont mauvaises ; un enseignant va répéter à ses collègues que les enfants ne sont plus éduqués du fait de parents démissionnaires ; Etc.
« La victimisation ou le sentiment d’être victime est un mal social particulièrement destructeur. D’abord il sépare les individus en déterminant des « bons » et des « méchants », aggravant en même temps, la violence, les racismes et les haines réciproques. Mais aussi, il condamne toutes ces personnes à l’impuissance la plus totale » (CR, NR, IR, op cit, p.69).
Ces visions manichéennes des problèmes et des responsabilités empêchent toute transformation des situations puisque les rapports se figent en termes d’attaques et de défenses.
Charles Rojzman insiste sur la distinction entre être réellement victime d’un autre (c'est-à-dire avoir vécu une expérience malheureuse, difficile, blessante) et adopter une position de victime, se voir victime d’un autre, d’un mal (expérience fantasmée de soi et des autres ou projection sur d’autres du difficile dans ma vie). Il s’agit donc de s’entrainer à voir ses victimisations comme telles et de considérer ses expériences réelles.
« Ce qui pose problème dans les relations humaines et créé de la violence, c’est cette position systématique de victime qui peut prendre des formes modérées et consister simplement à mettre en cause les comportements des autres mais qui peut aussi prendre des formes plus graves comme dans les théories du complot (…). Cette victimisation peut aller jusqu’à de véritables paranoïas collectives, comme on l’a vu si souvent au moment de faire le bilan des guerres » (CR, NR, IR, op cit, p.81).
S’ajoute à cette tentation de voir l’autre comme le mal, un mouvement de repli, entre soi et entre semblables.
En effet, face aux difficultés, aux expériences malheureuses et pénibles, aux appréhensions qu’elles génèrent, nous sommes tous tentés de se replier sur du connu, du rassurant, simplifiant la réalité et nos visions de celle-ci.
C’est semble t-il la confiance en soi réelle qui est ici abimée. Nous pouvons alors nous replier sur nous-mêmes, s’enfermer, s’empêcher de vivre, de penser (au-delà des certitudes rassurantes) et de dire.
Il y a là une forme de dépression (telle que le nomme Charles Rojzman parlant des maladies sociales), d’image dépréciée de soi pouvant être reportée sur les autres, son travail ou son pays. Cette posture de repli est susceptible de générer cynisme et défaitisme selon Rojzman.
De façon complémentaire ou distincte, un autre mouvement de repli réside dans le fait de « se rapprocher des personnes qui nous font le moins peur, se regrouper entre personnes sympathiques, en clans d’affinités, de valeurs, de milieu, de métier, de sexe identiques » (CR, NR, IR, op cit, p.77).
Ce repli permet de réussir à vivre ou travailler dans des environnements où subsistent des oppositions, des peurs et des violences qui ne sont pas suffisamment considérées.
Mais dans le même temps « cette sorte de fusion relationnelle nous éloigne progressivement des autres, développant des préjugés souvent erronés ou pour le moins peu nuancés à leur sujet puis les renforçant jusqu’à les voir comme des menaces ou des ennemis potentiels » (CR, NR, IR, op cit, p.78).
Ce recours au repli, au clan dans lequel chacun est accueilli et soutenu de façon inconditionnelle, favorise la construction de visions diabolisantes d’autres et d’une coopération impossible.
C’est « eux contre nous », « eux ou nous » sans autre perspective que d’organiser sa propagande afin de fédérer le plus grand nombre, « affûter ses armes » et vérifier les territoires sur lesquels le clan doit garder ou reprendre pouvoir.
Ce sont les enseignants qui en salle des professeurs se soutiennent dans leur vision des élèves, des parents ou de l’institution et organisent « leur lutte » ; des jeunes qui se fédèrent contre les bons élèves, les mauvais profs ou contre la police ; des éducateurs face aux jeunes dans un foyer ; des zadistes contre la loi et les institutions ; des partisans front national contre les immigrés ; des musulmans dans les mosquées contre les islamophobes ; Etc .
Un problème supplémentaire réside dans le fait que le clan suscite la montée d’autres clans aux visions et intérêts opposés. On retrouve alors la vision diabolisée d’un autre clan, les gens se sentant « dans la contrainte » de préparer leurs armes voire d’attaquer dans une logique plus ou moins franche de guerre (réelle, ou symbolique via les médias, les réseaux sociaux…).
Les gens, excluant les nuances possibles dans le clan, nourrissent leur vision victimaire et simplifiée des autres, leur mépris voire leur haine de ces autres, ainsi que leurs visions idéologiques de résolution des problèmes.
Le clan est un alors un moyen de cibler et de s’opposer aux figures du mal identifiées, mais aussi d’oublier sa faiblesse, sa vulnérabilité, de masquer ce qui blesse réellement ainsi que ses responsabilités.
Déterminer une figure du mal et se replier, se regrouper en clan, peuvent apparaitre des solutions efficaces pour gérer momentanément un danger réel ou dépasser un évènement douloureux. J’ai souvenir d’une jeune femme qui m’avait raconté une agression qu’elle avait subie dans la rue et où « personne n’avait bougé ». Elle avait trouvé auprès de sa famille un accueil, une chaleur, un « cocon » inconditionnel qui avait un temps soutenu sa vision diabolisante et haineuse de tout le corps social et de la France « individualistes, indifférents à la souffrance, peureux… ». Les membres de cette famille avait eu le souci de son besoin et avaient progressivement, après coup, aidé cette jeune femme à nuancer son expérience, à retourner dans la réalité.
Ces stratégies peuvent donc être des solutions momentanées mais elles sont un problème quand elles deviennent des automatismes et que les visions et conduites qu’elles génèrent s’ancrent. Elles conduisent alors à des rapports aux autres et au monde de plus en plus figés sur les mêmes modes et vers de possibles affrontements.
Démocratie et laïcité : perspectives pour agir
Si nous souhaitons mieux prévenir et limiter ces mécanismes (déterminer une figure du mal et se replier), limiter les violences, et favoriser des climats de vie collective plus positif, plus apaisé avec tous, nous avons besoin de :
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Construire des espaces dédiés non seulement à une compréhension rationnelle, conceptuelle de la laïcité, de la démocratie, mais aussi de dialogue des vécus et expériences plus singulières, émotionnelles de ces principes qui régissent et organisent nos vies.
Il s’agit pour ceux qui sont en position d’autorité de faire non pas en clan, sans les autres (ceux qui ne pensent pas forcément comme nous ou qui nous sont opposés, par le statut, l’origine, les idées…), et de viser la soumission de ces autres, mais de s’entrainer à mieux faire, mieux parler avec tous dans des cadres favorables. Sur le plan pédagogique, nous avons à développer un intérêt pour ce que les gens vivent et ressentent et à permettre des rencontres et paroles inédites, mieux sincères, moins idéologiques, entre gens qui sont séparés voire qui s’opposent. Sans ces dialogues plus humains, les gens peinent à distinguer le réel et le fantasmé, l’instant et le passé, la réalité et la vision idéologique. Il n'y a alors pas d'empathie, de lien et de conflit possibles. Il ne reste que la violence et les stratégies vues précédemment.
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Former les professionnels et les renforcer dans leurs postures et pratiques d’intervention dans la vie de groupe ou collective.
Il s’agit de mieux repérer et transformer avec humilité et courage nos "tentations régressives", facteurs de violence et de pénibilité mais aussi alertes de ce qui se passe pour nous, en s’entrainant à identifier quelles sont les peurs et les violences qui nous amènent à ces conduites.
Développer une posture de vie et professionnelle mieux confiante, c'est-à-dire être mieux capable d'exercer la bienveillance et l'exigence nécessaires dans la mise en œuvre et la réalisation de ces principes. Il s’agit donc de s’entrainer à repérer chez soi et avec d’autres nos réussites à valoriser, mais aussi nos vulnérabilités et ce qui nous pousse à des excès de bienveillance, de laxisme (violence faite à soi) ou des excès d’exigence, d’autoritarisme (violence faite aux autres).
Jérome Voisin, Intervenant en Thérapie Sociale TST