

article : "Le rebond du travail social"
Les travailleurs sociaux et leur milieu ont une identité spécifique, des compétences et qualifications, des volontés, une organisation, des mandats, une histoire et un projet.
Pour aborder la question de l’identité, de la posture du travailleur social et le renforcement de celles-ci, à une époque où le travail social doit redéfinir ses nouvelles légitimités, il me semble fondamental de :
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Mieux se connaitre, prendre conscience des idéologies dont nous sommes porteurs.
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Voir comment ces idéologies agissent, ce qu’elles permettent et aussi ce qu’elles empêchent.
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Pouvoir (re)connaitre nos ambivalences.
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Et comprendre la nécessité d’élaborer des collectifs de travail suffisamment coopératifs, fiables, pour valoriser, soutenir, interroger, confronter la réalité professionnelle et créer des environnements plus sains.
Ces différents niveaux concourent à limiter la violence faite par d’autres, aux autres, par soi et à soi et à renforcer la capacité à être en lien, à coopérer entre pairs et avec l’autorité.
Dans tous les lieux du travail éducatif et social auxquels j’ai participé et au sein desquels j'interviens aujourd'hui, je rencontre des professionnels engagés (dans des intensités variées), « travaillant à rendre le monde meilleur » pourrait-on dire.
Chez nous tous, j’ai vu et vois des partis pris, souvent légitimes :
- Pour les personnes handicapées, contre le monde qui ne veut pas les voir.
- Pour l’enfance en danger, contre les mauvais parents.
- Pour le quartier, contre le reste de la ville qui le maintient à la marge et le regarde avec un air supérieur.
- Pour les filles dans ces quartiers, contre la violence des hommes.
- Pour les étrangers, immigrés, contre les porteurs de la norme.
- Pour la responsabilisation des jeunes délinquants, face à leurs victimes.
- Pour les jeunes reconnaissant le travailleur social, contre un autre qui s’oppose et discrédite.
- Pour les jeunes, contre les enseignants qui ne font pas leur travail.
- Etc.
Tous ces partis pris, et bien d’autres, fondent le travail social et agissent de façon plus ou moins subtile en terme d’idéologies et de propagandes dans ce milieu et dans les réflexions et pratiques des professionnels. Ils ne sont ni bon ni mauvais, ils sont. Même si toutes ces idéologies ne se valent pas et que certaines peuvent être plus nuisibles, plus dangereuses que d’autres.
Ces idéologies permettent le travail social, en même temps qu’elles l’empêchent ou le limitent. Chacune tronque la réalité et porte le risque d’être et de faire de façon manichéenne : il y a des victimes et des bourreaux.
Pour exemple, jeune éducateur, j’adhérais à l’idée que les jeunes agissant dans des conduites délinquantes étaient d’abord des victimes. Ils souffraient et n’avaient pas le choix pensais-je (projection de mon histoire personnelle). Cela m’a permis de travailler avec eux et d’être facilement dans des bons liens, je ne leur faisais pas peur et nous avions les uns à l’égard des autres beaucoup de sympathie (encore qu’avec certains, le lien pouvait être très difficile, sans doute par ce qu’on avait de trop ressemblant). Je participais donc à tout dispositif qui allait dans le sens de ma vision et rejetait tout autre qui voulait les punir, les exclure, les faire culpabiliser ou qui les considérait avec mépris. J’étais alerte concernant les discours de mes pairs, de mes hiérarchies et des personnalités politiques à leur égard. Si le propos était chaleureux, soucieux, engagé, je valorisais. Et si à l’inverse il était ou me paraissait froid, dur, malveillant, je diabolisais.
Bien sûr, nous n’agissons pas tous avec la même intensité et dans les mêmes dimensions à ce sujet. Ces exemples forcent le trait qui peut être nettement plus subtil dans la réalité. Ce qui est utile dans cette illustration, c’est d’appréhender la place des idéologies dans les pratiques et l’opportunité d’en comprendre certaines sources.
Pris dans leurs idéologies, les travailleurs sociaux empêchent une part de l’accompagnement de leurs publics dans leurs dimensions victime et responsable, ou responsable et victime, dans leurs propres idéologies, mais aussi des coopérations utiles avec ceux qui sont vus comme bourreaux ou mal attentionnés.
Mon histoire vient étayer le fait que très souvent ces idéologies se fondent sur des blessures de la vie (familiale et sociale), des souffrances, des messages éducatifs, parentaux et sociaux et qu’elles se renforcent par l’expérience, mais aussi par les craintes, les doutes non exprimés et par les environnements fréquentés qui nous influencent. Le rebond du travail social passe selon moi par la connaissance de nos idéologies, l’acceptation de nos ambivalences comme fondement, guidance et moteur de nos actions.
Nous avons été tentés dans nos institutions de recréer des mondes parfaits, idéaux, prenant soin de la part victime des autres et soignant ici et ainsi la nôtre. Mais faisant cela, nous, professionnels, nos institutions, renforcés par des textes juridiques (du type Loi 2002-2), avons simplifié la réalité et « bâillonné la vie » au sens où nous avons évacuer, malgré nous, la complexité.
Ainsi, nos institutions exposent dans leurs principes « l’usager au centre », la bientraitance absolue. Les professionnels étouffent tout ce qui n’y ressemble pas, et s’étouffent, se blessent, s’épuisent à agir ainsi.
Bien sûr que nos publics ont besoin de croire en cette bientraitance et dans l’empathie des professionnels. Bientraitance et empathie qui sont très réelles dans bien des lieux et chez beaucoup de professionnels. Nous sommes vraiment capables de ça.
Et tout comme nous sommes capables d’amour, je trouve nécessaire de reconnaitre que nous sommes capables de rejet. Tout comme nous sommes capables d’engagement, nous sommes capables d’abandon. Tout comme nous sommes capables d’altruisme, nous sommes capables d’égoïsme. De valorisation et d’humiliation ou de mépris, de courage et de peur, d’optimisme et de dépression, de coopération avec l’autorité et de rébellion, Etc.
Et tout ça c’est la vie !
Mes expériences de vie et mon cursus en Thérapie Sociale me font voir l’incontournable dualité de l’être. J’ai les deux en moi : ce potentiel d’amour et donc de coopération avec d’autres ; et ce potentiel de haine, de destructivité et de violence envers d’autres. Et l’environnement (la vie collective, institutionnelle, sociale) va être à ce titre plus ou moins apaisant ou pathogène.
Dans de nombreux services et établissements, chacun s’évertue à être ou feindre une empathie totale pour les publics. Ces publics mobilisent chez les professionnels un excès de bienveillance ou un excès de cadrage, selon leurs besoins et aussi en fonction de ce qu’ils activent chez les professionnels. Ces excès génèrent une fatigue, une usure, une irritabilité, voire un profond mépris. Et si ces sentiments ou énergies ne peuvent être reconnus sur le devant de la scène, avec le public, ils seront ravivés en coulisse, entre professionnels. La part vivante, ambivalente et complexe, la part sombre des professionnels se rejoue alors très souvent de façon plus massive dans le travail d’équipe et les rapports à la hiérarchie.
Ces ambivalences sont de chacun et de partout. Il en est de nos publics, de nous, de nos institutions et de la vie sociale. Elles nous sont utiles dans l’accompagnement des publics, dans le travail d’équipe et pour assurer des partenariats extérieurs. Elles sont fondamentales dans l’expérience.
Ce n’est pas l’ancrage absolu sur notre part belle qui rend puissant. Face à la difficulté, nous avons appris à être fort, à paraitre fort, à ne pas avoir peur, à maitriser. Cela produit «un « faux-self », une posture idéalisée du type « je ne suis que bon, empathique, généreux et puissant ». Agir ainsi nous contraint à évacuer la complexité des situations que nous rencontrons et nous pousse à refuser nos responsabilités dans la difficulté et donc à désigner un coupable, responsable de nos maux.
Ce qui est facteur d’amélioration des situations, c’est la connaissance, l’acceptation et même l’amour de notre part réellement puissante et de notre part vulnérable. Cela permet de la limiter en actes, de renforcer notre part belle, réelle et non plus idéale. Et c’est cela qui créé les conditions d’une vie collective possible, où il n’y a plus les bons et les mauvais, mais des accords et désaccords possibles.
Seul, je ne peux pas grand-chose sur les questions sociales, comme l’usager pris individuellement dans ses difficultés. L’avenir, le rebond du travail social et de la vie sociale, réside selon moi dans le collectif. Un collectif garantissant mieux les intérêts individuels de tous. Un collectif construit avec toute sa diversité et sa complexité.
La Thérapie Sociale, clinique transdisciplinaire, intervient avec ce collectif, dans ses résonnances. Il est le lieu d’une compréhension des difficultés et problèmes sociaux et d’une capacité d’action et de transformation.
Il est le social, à ré-concilier.
Jérome Voisin, intervenant en thérapie sociale, i-care
