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article: "les valeurs parasites"

 

Au cours de mes interventions avec des groupes, je suis régulièrement saisi par la place qu’occupent, au départ de notre travail, les valeurs ou le discours sur les valeurs d’un corps professionnel.

 

Les travailleurs sociaux mobilisent des valeurs d’altruisme, d’empathie, de générosité, de justice sociale. Les commerciaux identifient les valeurs détermination, volonté, efficacité, engouement. Les managers valorisent le charisme, l’autorité, la fermeté, l’opacité, la loyauté, la maitrise. Des policiers mobilisent quant à eux des valeurs de courage, de rectitude, de soutien inconditionnel et d’engagement. Et il en va de même dans toutes les professions.

 

Ces valeurs sont fondamentales et participent d’une culture professionnelle. Elles créent une identité, une communauté, une adhésion et une guidance. Elles font partie des personnes qui y adhèrent. Ce n’est donc pas leur existence qu’il s’agit d’interroger mais plutôt la place qu’elles occupent en terme d’absolu.

 

En effet, face à une difficulté exprimée par un collègue ou un problème qui agit sur le collectif, les professionnels convoquent leurs valeurs, leurs forces visant à se réinscrire dans ce qu’ils sont, ce qu’ils doivent être, dans leur engagement.

 

Pourquoi cette tendance dans tous ces groupes quels qu’ils soient ?

 

Je l’ai vérifié lorsqu’un éducateur décrit comment il gère des tensions sur un collectif de jeunes placés en internat. Il invoque des principes éducatifs pour argumenter ses conduites. Certains de ses collègues, outrés, convoquent l’éthique professionnelle et d’autres principes et valeurs éducatifs en réaction à ce qui est nommé.

 

Je l’ai entendu de la part de managers, de cadres responsables d’équipes ou de services, s’attachant à démontrer comment ils sont bons dans leur posture de dirigeant. Ces professionnels, très contrôlant, réagissent à l’évocation d’une difficulté par la mobilisation de la valeur fermeté dans son absolu, pouvant aller jusqu’à des formes d’autoritarisme valorisées, de « bâton-sanction ».

 

Mais faisant cela, qu’est ce qu’ils ne veulent pas voir ? Qu’est ce qui les gêne ? Ou leur fait peur ?

 

Il me semble pour avoir accompagné de nombreuses situations de ce type, que tous ces professionnels ont en commun de ne pas accepter leur vulnérabilité, leur impuissance face à certaines difficultés et leurs violences en termes de réponse.

 

Il parait nécessaire de préciser que si ces professionnels agissent ainsi c’est sans doute qu’il y a chez eux des dimensions qui les empêchent d’être plus authentiques, plus « pleins », au sens de se montrer pleinement (avec ses forces et ses faiblesses), dimensions qui les poussent à s’idéaliser et à diaboliser d’autres pour argumenter leurs difficultés.

Mais il y a aussi des éléments du contexte qui contraignent ces professionnels à se comporter comme tel. Si aucun collègue n’ose dire ce qu’il est ou fait réellement. Si le manager interdit, étouffe certains propos et organise ce qui doit être dit et ce qui doit être tut. Si la culture et l’histoire du lieu ont façonné une morale, une déontologie, une éthique, des modes de communication et déterminé des sujets de dialogue en en excluant d’autres.

 

Alors ces mêmes professionnels risquent de rejouer malgré eux ce qu’ils ont déjà connu précédemment dans d’autres contextes familiaux et sociaux (école, loisirs, groupes de pairs et autres).

 

Ils vont se soumettre à cette valorisation « forcenée » de leur réalité pourtant complexe voire pénible et d’eux-mêmes .

Ils avancent masqués. Comprenant très vite ce qui est acceptable et nommable ici et ce qui ne l’est pas.

Ils gardent pour eux ou pour d’autres ce qu’ils pensent et vivent réellement. Fâchés contre les autres et plus spécifiquement contre ceux qui ont la responsabilité selon eux de cette situation, ils se rebellent de façon plus ou moins active. Fâchés, ils finissent parfois à l’être envers eux-mêmes, se détestant et développant des élans dépressifs.

Parfois, ils éclatent, n’en peuvent plus, n’y croient plus, assènent des vérités sur le métier, se réorientent professionnellement.

 

Et bien souvent et malgré tout, ils continuent de culpabiliser de ne pas être complètement ce qu’ils devraient être : généreux et empathiques pour les travailleurs sociaux, déterminés et efficaces pour les commerciaux, maitrisant et visionnaires pour les dirigeants, droits et courageux pour les policiers.

 

Tous ces gens aussi impliqués qu’ils soient dans leur métier, sont des gens blessés à qui l’on a interdit d’être autre que ce qu’ils valorisent. Et quand il arrive qu’ils aient besoin d’un espace pour dire leur faillibilité, leur fatigue, leur insatisfaction, leur colère, pour continuer de penser leurs pratiques et garantir leur engagement, il ne le trouve que rarement. Ce qui a pour effet de rajouter ou de réactiver de la blessure et la souffrance qui lui est associée.

 

Plus la réalité est parasitée par la disproportion de ces valeurs et ne peut exister avec complexité, plus les professionnels vont avoir tendance à nier ou évacuer leurs paradoxes, plus se réalisent des conduites et comportements en désaccord avec les valeurs mentionnées.

 

Pour durer et concourir à des bonnes pratiques,  tous ces professionnels ont besoin d’espaces cadrés et réparateurs au sein desquels ils revisitent leur humanité et ses paradoxes, leur vulnérabilité, leurs blessures, leurs besoins, leurs craintes, leurs aptitudes et leurs forces.

 

Jérome Voisin, intervenant en thérapie sociale, i-care 2013

 

 

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