

article: "Mieux vivre et travailler ensemble"
Mon expérience et ce que j’ai appris et vécu en formation de Thérapie Sociale me font proposer un double regard sur le travail collectif et la vie collective, dans leurs réalités et les perspectives de transformation de celles-ci :
Dans une équipe qui est reconnue et appréciée à l’externe, pérenne dans sa constitution et son fonctionnement, où il y a cooptation des membres de celles-ci, où les gens se ressemblent, s’apprécient et ont des relations chaleureuses, où l’autorité est légitimée et vue comme juste, suffisante, où les gens savent ce qu’ils ont à faire ensemble, de façon stable, et sont d’accord sur le sens de ce travail mais aussi sur la manière, la répartition de celui-ci, il y a un travail d’équipe satisfaisant. Les discussions et élaborations pourront alors se centrer sur l’organisation et le renforcement du travail d’équipe pour répondre à ses objectifs, voire les faire grandir.
De même sur le plan local ou national, si on est dans une période et un climat de vie collective où les gens se saluent, se sourient, dialoguent et s’estiment, entretiennent de bonnes relations de voisinage, sont en confiance dans leurs relations à l’école, au travail (plein emploi), à leurs responsables politiques, où les joies du quotidien sont accessibles à tous (dans des intensités variées, mais accessibles à tous) et où les gens savent qu’ils participent tous à leur niveau à favoriser leur bien-être social, alors il y a une belle énergie collective pour vivre et renforcer le projet social commun et continuer d’améliorer le système.
Dans une équipe qui est traitée avec dédain et même attaquée à l’externe, qui est précarisée dans son financement et sa forme, où les gens ne se sont pas choisis, où ils sont mis en concurrence, où ils découvrent et ont à fréquenter des personnalités et des conduites qui leur sont difficiles, étrangères, antipathiques, qui les gênent, les fâchent, les agacent ou les déçoivent, où les autorités ne sont pas légitimées et à propos desquelles les agents ont des soupçons, de la méfiance ou ont pu faire l’expérience de leurs défaillances, où entre les gens il y a des craintes de se faire mal ou des situations vécues où les gens se sont fait du mal, il peut exister un projet d’équipe d’ores et déjà clarifié, précisant les objectifs de celle-ci ainsi que les modalités de travail. Le souci bien souvent est que cette formalisation du travail d’équipe s’est fait sur le plan organisationnel « sans les hommes », c'est-à-dire sans suffisamment s’assurer de la qualité des liens entre les membres de l’équipe, dimension nécessaire pour garantir l’engagement personnel de chacun. Ce projet court le risque d’être produit ou de devoir être porté par des professionnels (direction comprise) qui ne sont pas suffisamment libres, vrais et apaisés dans leurs relations. Ainsi ces professionnels, face à leur climat de travail, peuvent, de façon plus ou moins prégnante, masquer ce qu’ils sont, font et pensent, tenir des discours et recourir à diverses stratégies pour sortir individuellement gagnant de cet environnement, mobiliser leurs violences de mépris, d’abandon, mettre la pression et autres quand quelque chose ne leur convient pas ou pour faire face à la difficulté. Face à cette dernière, ils peuvent également faire front, nourrir des clans, des liens par affinité qui dépassent les liens exigés par la mission, créer des alliances momentanées ou inconditionnelles. Ils peuvent aussi se victimiser (notions traitées en formation de Thérapie Sociale), peiner à reconnaitre et tenir leurs responsabilités, hyper-responsabiliser certains membres de l’équipe ou les autorités quant aux difficultés rencontrées, se plaindre (même à l’externe) d’homme ou de femme néfastes présents dans l’équipe et viser l’exclusion de ceux-ci. Au moment donc de l’élaboration du dit projet d’équipe, de son adéquation avec le cadre institutionnel, ses missions et les besoins auxquels il est sensé répondre, des objectifs, des obligations, de l’articulation des contraintes organisationnelles, il n’y a pas suffisamment de relations entre les gens, donc pas d’échange et de conflictualisation constructifs. On assiste alors, dans des intensités diverses, à des passivités, des oppositions, des discrédits, des autoritarismes. Les gens s’empêchant par les stratégies énoncées plus haut d’élaborer, nombre de responsables hiérarchiques décident alors de ne s’appuyer que sur les volontaires, positifs, soutenants, ou de produire eux-mêmes le projet, accentuant ainsi, bien malgré eux, les mécanismes déjà à l’œuvre (masques, violences, clans et victimisation).
Dans un contexte national de crises multiples telles que les nomme Charles Rojzman (de sens, de l’école, du travail, de la famille, de l’autorité, du lien), où les gens ne croient plus vraiment aux valeurs fondatrices et à l’organisation collective comme garantes d’un avenir sécurisé pour tous, à la bienveillance et l’engagement de leurs responsables politiques, où les gens sont informés pour partie des intentions, stratégies et bénéfices d’une oligarchie qui s’entretient, s’enrichie et dirige les affaires du pays sur les plans politique, économique et financier, où les gens portent des visions et des idéologies divergentes voire haineuses des autres. Dans un contexte où ils font l’expérience familiale et sociale du délitement des liens, où un certain nombre traverse seul cette vie et ses épreuves, où ces gens observent, sont témoins ou victimes d’un climat social fait de repli, de violences et de crispations (identitaires, ethniques, religieuses). Dans un contexte où un nombre conséquent d’enfants vivent difficilement leur scolarité, où les parents sont inquiets et peuvent être désarçonnés et malmenés dans leur fonction, où les enseignants et l’école sont crédités par certains et discrédités par d’autres, où le travail est rendu précieux du fait de la précarité du marché de l’emploi et contraint à accepter des conditions de travail dégradées, où ceux qui ne trouvent pas à travailler ou n’y parviennent pas (difficultés individuelles) ne peuvent prétendre participer à la « course individuelle » au bonheur. En l’état des difficultés réelles vécues par beaucoup, le renforcement d’un projet par « petites retouches » ne suffit pas ou plus. Ce contexte invalide le projet chez ceux qui sont éprouvés, ce qui les amène à discréditer chaque réforme, alors que d’autres qui continuent de bien vivre n’en perçoivent que les bénéfices, s’opposant à toute réforme qui pourrait nuire à leur intérêt. Ce que vivent les gens est défavorable à l’adhésion et l’engagement des uns et des autres à un projet commun, à une refonte réelle de celui-ci et nous retrouvons les mêmes mécanismes à l’œuvre que ceux cités dans le travail d’équipe (masques, violences, clans, victimisation).
Dans ces contextes de travail d’équipe et de vie collective où les difficultés, les contraintes et les insatisfactions sont avérées, nous avons besoin de revenir sur les fondements du projet, c'est-à-dire répondre aux questions de : Qui ? Avec qui ? À partir de quoi ? Pour quoi faire ? Afin de refonder ou de réajuster le Comment ? Autrement dit réajuster le projet dans son organisation, cette fois traité dans l’intérêt de tous, à partir de nouveaux liens, engagés, considérant les intérêts individuels et les intérêts collectifs.
Pour agir dans ce sens, nous avons à développer des espaces qui permettent de renforcer la qualité des liens entre les gens, à différents niveaux :
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S’entreconnaître, se fréquenter, renouveler la curiosité que les gens peuvent avoir les uns à l’égard des autres.
Ce registre porte en lui une positivité utile, intéressante mais non suffisante. Parce que nous n’avons pas à vivre qu’avec des gens de bonne volonté, parce que certains peuvent vouloir prendre ou garder un pouvoir sur les autres, parce que les gens peuvent avoir entre eux des images très erronées des autres et les diaboliser, parce que les gens ont pu se faire du mal, se blesser, se décevoir, se trahir et souffrir de cela, ce qui les sépare encore aujourd’hui, il nous faut envisager une démarche supplémentaire :
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Parler de ce qui nous empêche d’être dans un lien de qualité suffisante entre tous, de ce qui fait obstacle à notre coopération suffisamment bienveillante pour vivre ou travailler ensemble de façon plus apaisée et mieux résoudre nos difficultés. Il s’agit de revenir sur les images que chacun se fait de l’autre, sur l’expérience du lien à l’autre qui a pu gêner, fâcher, décevoir et qui a générée de la démotivation, ainsi que sur les idéologies portées par chacun.
Si ce travail n’est pas ou pas suffisamment réalisé, l’engagement individuel ne peut pas avoir lieu dans ce que sont réellement les gens et ce qu’ils veulent et peuvent vraiment faire et vivre ensemble dans un espace commun.
Le projet d’une équipe ou d’une communauté nationale est donc insuffisamment porté parce que pas vivant, pas fondé sur la réalité des liens entre les gens et les possibilités collectives réelles de ces gens.
Résultat, nous assistons à une lutte des projets et des personnes ou des clans qui les portent, certains étant plus valorisés et reconnus que d’autres, d’autres nourrissant leurs soupçons, leurs fantasmes de cela, ce qui créé beaucoup de malentendus et de violences.
Par un travail accompagné, soutenu et soutenant, il s’agit de faire l’expérience d’un renouvellement du lien, en considérant vraiment ce qu’il est. Les bénéfices de ce travail doivent permettre aux professionnels d’abord d’être mieux dans leur cadre de travail, ou aux gens d’être mieux dans leur environnement de vie proche (quartier, avec les institutions locales, avec l’école…), mais aussi d’ancrer chez tous que c’est en intervenant sur ces liens que l’on renforce vraiment un projet commun.
Vivre ce renouvellement des liens dans un cadre sécurisé (type formation) entre gens qui sont interdépendants et ont donc quelque chose à gagner à transformer leur situation, doit permettre à ces mêmes gens d’être mieux capables de prendre soin et de réguler les liens qui sont les leurs par ailleurs (des professionnels avec des publics ou des partenaires) ou d’apprendre à d’autres à faire ce travail de (ré)conciliation (des parents avec leurs enfants, des enfants entre eux…). C’est bien l’expérience de ce travail qui est fondatrice et vecteur de capacités réelles à améliorer ses liens et sa situation, et c’est l’ancrage répété et renforcé de cette démarche qui rend possible la transformation de contextes et de relations difficiles. C’est ce que j’ai appris de fondamental en Thérapie Sociale : une vie collective ça se construit, ça se renforce en vue de (re)définir du commun et un projet motivant.
Jérome Voisin
Intervenant en Thérapie Sociale
