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article: " Pratiques et idéologies : au nom du bien "

Intervenant en thérapie sociale, j’interviens au sein d’établissements et services sociaux et éducatifs dans le cadre de dispositifs de supervision ou d’analyse des pratiques professionnelles.

 

Au cours d’une séance inter établissements correspondant à la deuxième séance d’un cycle de dix (réunissant des agents de divers établissements ne travaillant pas ensemble), trois professionnels éducateurs spécialisés manifestent leur désir d’exposer des situations qui les mettent en difficulté. Nous choisissons collectivement d’aborder celles-ci en accordant 40 minutes à chaque situation.

 

Le premier, un grand « gaillard », rend compte d’une unité de vie au sein de laquelle il travaille depuis peu et observe de nombreuses incohérences en termes d’actes et de discours par les membres de l’équipe auprès des enfants concernés (10-14 ans). Cela concerne les heures de coucher, l’autorisation de regarder la télévision, les aliments mis à disposition pour les petits-déjeuners, les appels téléphoniques, Etc.

Il dit sa colère à voir et entendre ses collègues « laxistes », et sa détermination à ne pas lâcher tant face aux enfants que dans l’interpellation des membres de son équipe.

 

Il revendique que sa manière d’agir auprès des enfants est plus juste, plus louable que celles de ses collègues. Il affirme qu’il a des valeurs qui correspondent aux besoins de ces enfants mais que les autres adultes sont, eux, maltraitants.

 

Ces points de vue font réagir d’autres professionnels présents dans la séance. Certains s’insurgent : « t’imagines comme c’est violent quand tu débarques en salle télé parce que le règlement dit que les enfants doivent être dans leurs chambres à 22 heures et que tu éteins tout brusquement ! ».

Il réagit : « et alors ? C’est le règlement ! C’est facile pour les autres d’éviter l’embrouille avec les jeunes en laissant terminer le film ! Ils ont besoin d’un cadre ces gosses ! »

La discussion se poursuit. Quelqu’un interroge : « et vous assurez votre service jusqu’à quelle heure ? »

« 22 heures, après c’est le veilleur » précise-t-il.

« Ah ben voilà ! T’as juste envie de partir à l’heure pour ta fin de service ! » Dit l’une d’entre eux.

 

S’ensuivent des discussions sur l’opportunité de laisser les jeunes regarder la télévision si l’on sait qu’ils ne pourront voir la totalité de leur programme, mais aussi sur les défaillances de l’institution et des chefs  « gestionnaires »  qui produisent de telles situations. Sur cet aspect là, il y a rapidement unanimité dans le groupe.

Il trouve tout cela inadmissible, mais reconnaitra après coup qu’il lui arrive de lâcher-prise et de ne pas reprendre avec ses collègues les situations à propos desquelles il est en désaccord.

 

Il dit que ça ne sert à rien de se battre et qu’il ne va pas se ruiner la santé alors que les autres se planquent derrière des petits arrangements. Il dit après coup qu’en fait il ressemble à ses collègues par bien des aspects.

 

Il reconnait aussi avoir un certain radicalisme dans ce qu’il considère être « le bien », en rapport avec « le mal » qu’il considère avec la même radicalité. Il voit ce que ces convictions permettent mais aussi ce qu’elles empêchent.

 Il admet également que dans nombre de situations, tout comme ses collègues, il peut être pris par la satisfaction de ses besoins mais invoque ceux des enfants, « c’est pour leur bien ». 

 

La deuxième professionnelle évoque  une pratique qui a lieu au sein d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) destiné à des jeunes majeurs de 18 à 24 ans ayant pour la plupart vécu dans la rue ou des squats.

Cette professionnelle précise qu’en CHRS, chaque jeune adulte doit motiver son entrée par un projet principalement d’insertion professionnelle. Il est alors rédigé un contrat de séjour avec des objectifs planifiés.

 

Cette éducatrice manifeste une colère contre la direction de l’établissement qui n’a pas validé l’exclusion d’un résident ne remplissant pas ses obligations inscrites dans le contrat. Elle précise que l’équipe éducative a pour pratique face à ce type de situations, d’envoyer un courrier au jeune concerné lui rappelant ses obligations et lui intimant d’y répondre sous 30 jours sous risque d’exclusion du dispositif.

 Je ponctue l’échange : « qu’est ce qu’il fait ce jeune ? Comment il vous considère ?»…

 « Qu’est ce qui vous fait envoyer ce type de courrier à ces jeunes qui vivent à quelques mètres de vous ? »…

« Ce n’est pas parce que l’on rentre à l’hôpital qu’on est guéri, qu’en pensez vous ? »…

 

Cette professionnelle évoque alors ces sentiments d’inutilité, d’impuissance face aux problématiques multiples de ces jeunes. Apparait alors que ce jeune, comme bien d’autres, passée la phase d’entrée au CHRS et de rédaction du contrat, est repris par tout ce qui l’a empêché dans sa vie. Il manifeste un abandon et/ou un mépris de soi dans son hygiène, sa santé, la tenue de sa chambre, son projet mais aussi les éducateurs du service !

Cette professionnelle finit par voir comment ses collègues et elle, agissent ou plutôt ré-agissent le mépris ou l’abandon envers ce jeune qui ne comble par leurs besoins d’être socialement utiles. Elle prend conscience également qu’elle a déplacé sa colère contre la direction du service. Ce qui lui apparaissait jusqu’alors être un bien, une bonne pratique (l’exclusion), est désormais vue comme une violence réagie avec la légitimité professionnelle ; la force de l’institution n’ayant pour cette fois pas entérinée celle-ci.

 

La troisième professionnelle, nouvellement qualifiée, intervient dans une unité d’ado-psychiatrie au sein d’un centre hospitalier. Elle décrit au groupe ce qu’elle et l’ensemble de l’équipe vivent avec un des adolescents présent sur l’internat de l’unité. Ce jeune parait générer une terreur tant auprès des autres adolescents qu’avec les membres de l’équipe en majorité infirmières.

« Quand il arrive en fin d’après-midi, il débarque régulièrement dans le bureau, pointe du doigt une des collègues et lui dit « me regardes pas comme ça ou je te défonce ! ». « Et tout ça n’a rien d’un jeu, il est malade ! Il est grand, costaud, il tape régulièrement les autres et il a déjà cassé une chaise sur le dos d’une collègue » précise cette éducatrice. Tout le personnel parait épuisé de cette situation selon les dires de cette professionnelle. Et chaque jour est reposée la même question : qui s’occupe de lui ce soir ?

 

L’éducatrice, précisant qu’elle est sur ce service par alternance, dit qu’elle se doit de répondre à la difficulté de l’équipe. Alors les soirs où elle travaille sur cette unité, c’est pour elle.

Elle s’empresse d’argumenter son volontariat : « avec moi il n’est pas trop violent », j’interroge : « c’est quoi pas trop violent ? »… ; « et puis c’est un bien que je me confronte à ce type de rapport ; et vue l’état des collègues, je suis obligé de les soutenir et de m’en occuper ».

 

Mais cette professionnelle lâche après coup sa crainte de ce jeune, puis une colère contre ses collègues qui la laissent seule gérer toutes les situations alors qu’elle aurait besoin d’appui. Elle dit comment elle est épuisée en fin de service mais insiste de nouveau sur le fait que « ça se passe pas trop mal » et qu’elle est contente d’arriver à tenir.

Elle donne le sentiment de faire « au nom du bien » des autres mais sans les autres. Au nom du bien de ce qu’elle se représente du métier, elle s’oublie. Elle ne partage pas ces craintes ou autres émotions avec ce jeune. Elle ne dit pas sa fatigue, ses craintes ou sa colère à ses collègues. Elle dit d’elle qu’elle est comme en mission et qu’elle se doit de gérer.

 

Quel est ce bien qui conduit à se faire mal ou faire mal ?

 

La supervision des pratiques professionnelles vise à entendre chacun, permettre à chacun de s’entendre.

Elle offre un cadre ferme et bienveillant qui soutient et contient la parole des professionnels.

Elle engage les praticiens dans l’expression, l’analyse et la compréhension de la part d’eux mobilisées dans les situations qu’ils ont à vivre et à accompagner.

Elle est un lieu d’exercice et de renforcement de l’empathie, mais aussi de compréhension de ce qui l’empêche. Elle mobilise les résonnances dans le groupe et favorise ainsi la circulation d’informations, avec la visée d’une intelligence collective pour répondre aux situations problèmes.

La supervision reconnait toutes les dimensions mobilisées dans et par la pratique dont la dimension émotionnelle.

Elle permet également d’identifier et de contextualiser les idéologies qui guident les professionnels et les effets de celles-ci sur leurs pratiques.

Elle travaille donc à libérer le professionnel et renforcer ainsi sa posture, le soutenant dans sa capacité à produire ses propres ajustements en situation.

 

 

Jérome Voisin, intervenant en thérapie sociale, i-care  2013

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